Chapitre 2
Les feuilles de l'année dernière étaient détrempées et noircies de pourriture, et la botte de Dag glissa alors qu'il gravissait la pente raide dans le noir. Immédiatement, une main forte et inquiète lui saisit le bras droit.
— Refais ça encore une fois, murmura calmement Dag, et je te roue de coups. Arrête d'essayer de me protéger, Saun.
— Désolé, murmura Saun en relâchant prise. (Après une pause, il ajouta:) Mari dit qu'elle ne veut plus te mettre en équipe avec une fille parce que tu es trop protecteur.
Dag ravala un juron.
— Oui, eh bien ça ne s'applique pas à toi. Je te laisserai sans connaissance. Et en sang.
Il sentit le sourire de Saun à travers l'ombre du bois. Ils se hissèrent quelques mètres plus haut, se servant des prises dans les rochers, les racines et les arbrisseaux pour progresser.
— Arrête-toi, souffla Dag.
Une interrogation presque muette s'éleva à sa droite.
— On les surplombera quand on atteindra le sommet. Ce que tu vois peut te voir aussi et si quelque chose là-bas possède un InnéSens, tu seras comme une torche entre les arbres. Diminue-le, mon garçon.
Il émit un grognement de frustration.
— Mais je ne vois pas Razi et Utau. Je peux à peine te voir. Tu es comme une braise sous une poignée de cendres.
— Je peux suivre la trace de Razi et Utau. Mari nous tient tous dans son esprit, tu n'as pas besoin de le faire. Tu dois seulement suivre ma trace.
Il se glissa derrière le jeune homme et lui attrapa l'épaule droite qu'il commença à masser. Il aurait voulu le faire des deux côtés à la fois, mais ce geste semblait suffire. Le surcroît de tension qui l'habitait commença à quitter Saun, tant son corps que son esprit.
— Doucement, doucement. Bien. C'est mieux. Tu vas y arriver.
En fait, Dag n'en avait aucune idée, mais, de toute évidence, Saun le croyait, avec une ardeur étonnante. Sa vive anxiété diminua encore.
— D'ailleurs, reprit Dag, il ne pleut pas. On ne peut pas échouer sans pluie. C'est certain, d'après mon expérience. Donc tout va bien.
Son humour était plutôt limité, mais vu les circonstances il fonctionna assez bien. Saun rit.
Dag relâcha le jeune homme et ils continuèrent leur ascension.
— Est-ce que l'être malfaisant est là? murmura Saun.
Dag s'arrêta à nouveau, se baissant dans l'ombre pour ramasser une plante avec son crochet. Il la fourra sous le nez de Saun.
— Tu vois ça?
Saun rejeta sa tête en arrière.
— C'est du sumac vénéneux. Enlève ça de mon visage.
— Si nous étions proches du repaire du mal, même le sumac vénéneux ne survivrait pas. Bien que, je l'admets, il serait l'un des derniers à mourir. Ce n'est pas le repaire.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ici ?
Derrière eux, Dag entendait les hommes de Forgeverre franchissant le sommet de la colline et descendant dans le ravin qu'il gravissait avec la patrouille. La deuxième vague. Même Saun n'arrivait pas à faire autant de bruit. Mari ferait bien de leur flanquer des coups avant que leurs alliés réduisent l'écart, ou alors il n'y aurait plus d'effet de surprise.
— Chato pense que cette troupe de voleurs a été infiltrée, ou pire encore, subornée. Attrape-nous un homme de vase, il nous mènera à son créateur en un rien de temps.
— Est-ce que les hommes de vase ont un InnéSens ?
— Certains. Si l'être malfaisant attrape l'un de nous, il absorbe tout. L'InnéSens. Les méthodes et la maîtrise des armes. La position de nos camps... Le premier humain que celui-là a attrapé était sans doute un voleur de grand chemin qui essayait de se cacher dans les collines, ce qui explique son comportement. Aucun d'entre nous ne manque à l'appel, alors nous avons peut-être encore l'avantage. Un patrouilleur ne laisse pas un être malfaisant l'attraper vivant s'il peut l'en empêcher. Ou son partenaire. Assez de leçons pour cette seule nuit.
— Monte.
Arrivés sur la crête, ils s'accroupirent.
Saun tendit doucement son arc. Un peu moins doucement mais tout aussi rapidement, Dag prit et tendit le sien, plus petit et mieux adapté, puis il ôta le crochet vissé à l'attache en bois du moignon de son poignet gauche et l'échangea contre le support de l'arc. Il le serra, l'attacha et laissa tomber le crochet dans la poche de sa ceinture. Il défit la lanière de sûreté de son fourreau et s'assura qu'il pourrait sortir le gros couteau facilement. Tout cela était plus pénible que tenir l'arc dans sa main comme il le faisait autrefois, mais au moins il ne risquait pas de lui échapper.
En bas du vallon, Dag apercevait la clairière à travers les arbres : trois ou quatre feux de camp brûlant doucement, des tentes et une vieille cabane au toit à moitié écroulé. Des groupes d'hommes endormis dans leurs sacs de couchage, comme autant de démangeaisons dans son InnéSens. Il ressentit l'éclat léger d'un garde éveillé dans les bois et d'un individu trébuchant en revenant des tranchées. Les taches ensommeillées de quelques chevaux attachés un peu plus loin. Le murmure des sensations que ses yeux ne pouvaient voir et que sa main ne pouvait toucher. Peut-être vingt-cinq hommes en tout, contre les seize hommes de la patrouille et les quelques volontaires de Forgeverre. Il commença à chercher entre les épines vivantes des êtres ayant une forme d'homme mais... qui n'en étaient pas.
Dans le bois, les bruits de la nuit continuaient : le croassement des rainettes, le chant des criquets, ainsi que le bruissement d'autres insectes non identifiés. Par moments, un minuscule frémissement dans les mauvaises herbes. Tout animal plus gros aurait soit été effrayé par les bruits du camp, soit, selon la façon dont les voleurs enterraient leurs déchets, attiré. Dag étendit son InnéSens au-delà du périmètre resserré de la patrouille, mais ne trouva aucun charognard énervé.
Et puis, trop rapidement, un cri étonné, au loin à sa droite, dans le cercle des patrouilleurs. Des grognements, des éclats de voix, le tintement du métal sur le métal. Le camp s'éveilla. Ça y est, allons-y.
—Allez! cria-t-il à Saun.
Il se laissa glisser sur la pente pour diminuer leur portée de tir. Au moment où il avait réduit la distance à seulement vingt pas et trouvé un trou dans les arbres par lequel tirer, les cibles se levèrent obligeamment. Plus loin, à sa droite, une flèche enflammée monta très haut puis retomba sur une tente. Dans quelques minutes, il pourrait même voir sur qui il tirait.
Dag délogea la peur et l'espoir de son esprit, de même que ses inquiétudes sur la vraie nature de ce qu'ils combattaient. Ce n'étaient que des cibles. Une à la fois. Celle-ci. Et celle-là. Et dans cette confusion d'ombres tremblotantes...
Dag tira une autre flèche, et un cri lointain l'avertit qu'il avait atteint sa cible. Il n'avait aucune idée de ce qu'il avait touché, ni où, mais désormais elle bougerait plus lentement. Il s'arrêta pour observer et fut satisfait lorsque la flèche de Saun disparut dans les ombres derrière la cabane et qu'ils entendirent quelqu'un s'affaisser. Tout autour d'eux, dans les bois, la patrouille s'enflammait d'excitation. Sa tête serait bientôt aussi pleine d'eux que celle de Mari s'ils ne réussissaient pas à se contrôler.
L'avantage de se trouver à seulement vingt pas, c'est que la portée était courte et les tirs plus précis. Mais il y avait un inconvénient : il ne fallait pas beaucoup de temps aux ennemis pour courir vers votre position...
Dag jura en voyant trois ou quatre grosses formes s'approcher d'eux. Il fit pivoter son arc et saisit son couteau. En regardant à droite, il vit Saun sortir sa longue épée, virevolter et se rendre compte que la longueur de la lame, qui donnait un grand avantage à cheval, n'était pas pratique du tout dans les bois touffus.
—Tu ne peux pas trancher des têtes ici! cria Dag par-dessus son épaule. Transperce-les!
Il grogna en repliant son arc-bras et bouscula de son épaule gauche son ennemi le plus proche, le faisant basculer et dévaler la pente. Il reçut une lame venue d'apparemment nulle part sur le cuivre de sa poignée et, dans un raclement de métal à faire frémir, il se rapprocha de son ennemi pour lui enfoncer le genou dans le bas-ventre. Ces hommes se prenaient peut-être pour des bandits, mais ils se battaient toujours comme des fermiers.
Saun leva une jambe et retira sa lame du corps d'un ennemi. Le cri de l'homme s'étouffa dans sa gorge, et l'acier qui se dégageait produisit un épouvantable bruit de succion. Saun suivit Dag en courant vers le camp des bandits. Razi et Utau, à leur droite et à leur gauche, leur avaient emboîté le pas, se rapprochant d'eux alors qu'ils descendaient dans une attaque plongeante digne d'un faucon.
Dans la clairière, Saun reprit ses puissants mouvements de balancement, qui fonctionnaient de façon spectaculaire et sanglante lorsqu'ils trouvaient leur cible, mais qui le laissaient à découvert dans le cas contraire. Un de ses ennemis réussit à esquiver un coup et s'approcha en faisant des moulinets avec un marteau de forgeron en fer à long manche. Le bruit de citrouille éclatée qui s'éleva lorsqu'il frappa la poitrine de Saun souleva l'estomac de Dag. Il bondit dans le rayon mortel de l'attaquant, l'attrapa par-derrière avec son arc-bras et planta son couteau. D'horribles liquides s'écoulèrent sur sa main, il tourna le couteau et poussa l'homme pour le libérer. Saun était étendu sur le dos, se tordant de douleur, le visage s'assombrissant.
— Utau! Couvre-nous! hurla Dag.
Utau, haletant, hocha la tête et se mit dans un angle qui lui permettrait de défendre les deux patrouilleurs, l'épée à la main. Dag glissa auprès de Saun, arracha son arc et le laissa tomber, puis posa la tête de Saun sur ses genoux, laissant sa main droite glisser sur la zone touchée.
Des côtes brisées et une respiration saccadée, le cœur ralenti par le choc. Dag laissa son InnéSens revenir à la surface, alors qu'il était presque éteint pour se protéger de l'agonie des victimes, et se déverser dans le jeune homme. Sa souffrance était immense. D'abord le cœur. Il se concentra là-dessus. Un lien dangereux, si les organes décidaient de s'arrêter plutôt que de repartir. Une sensation brûlante dans sa propre poitrine reflétait celle du jeune homme. Allez, Saun, danse avec moi... Une palpitation, un bégaiement, un boitement meurtri.
Plus fort. Maintenant les poumons. Une respiration, deux, trois et la poitrine se gonfla à nouveau, et encore, et finalement se stabilisa, bien synchronisée. Bien, oui, le cœur et les poumons continueraient tout seuls.
L'incroyable résonance des tourments des victimes de Saun se répandait toujours dans le système du jeune homme, insuffisamment bloqué. Mari aurait du travail, plus tard. Je déteste combattre des humains. A regret, Dag laissa la douleur retourner à sa source. Le garçon marcherait courbé pendant un mois, mais il vivrait.
Le monde revint à ses sens. Autour de la clairière, les bandits commençaient à se rendre alors que les hommes de Forgeverre sortaient du bois en hurlant. Dag attrapa son arc et se releva en regardant autour de lui. Derrière la tente en flammes, il aperçut Mari. Dag! articula sa bouche, mais le cri se perdit dans le bruit environnant. Elle leva deux doigts en l'air, désigna l'autre côté de la clairière, puis les frappa contre son protège-bras. Dag tourna la tête.
Deux bandits avaient réussi à s'échapper et s'éloignaient en courant. Dag agita son arc pour lui signifier qu'il avait compris et cria à son camarade :
— Utau ! Tu t'occupes de Saun ?
Utau lui fit signe qu'il se chargeait du blessé. Dag se mit en chasse, essayant de remettre l'arc sur son attache en courant. Au moment où il y réussit, il était bien loin de la lumière des feux. Plus proche...
Le cheval faillit l'écraser. Il se jeta sur le côté juste avant de se faire renverser. Les fugitifs montaient le même cheval, un gros devant et un énorme derrière.
Non. Le second n'était pas un homme.
Étourdi par l'excitation, la poursuite et le contrecoup de la blessure de Saun, Dag se plia en deux un moment en essayant de contrôler sa respiration. Il vérifia que le fourreau des couteaux jumeaux pendait bien sous sa chemise, bosse réconfortante contre sa poitrine. Un bourdonnement sombre, chaud, mortel. Homme de vase. Nous te tenons. Toi et ton créateur êtes à nous...
Il détestait poursuivre quelqu'un à dos de cheval, mais il n'allait pas pouvoir les rattraper à pied, pas même avec ce double poids. Il se calma à nouveau, A nous!, et appela son cheval. Il faudrait plusieurs minutes à Tête de Cuivre pour traverser avec difficulté les bois depuis le point de rassemblement secret de la patrouille. Il s'agenouilla et enleva à nouveau l'arc, le détendit et le rangea, puis sortit le substitut de main le plus utile, un simple crochet avec une languette plate d'acier flexible accolée à sa courbe extérieure pour servir de pince. Il sortit un bâton recouvert de résine de la boîte en fer-blanc qu'il gardait dans la poche de sa veste, le posa dans la pince et le persuada de s'enflammer. Alors que le feu s'allumait, il se pencha pour étudier les empreintes de sabots. Lorsqu'il fut certain de pouvoir les reconnaître, il se remit sur pied.
Sa proie avait presque dépassé la limite de son InnéSens au moment où sa monture arriva en s'ébrouant, et Dag lui sauta sur le dos. Là où allait un cheval, un autre pouvait le suivre, non ? Il talonna Tête de Cuivre pour le pousser à une vitesse qui aurait fait jurer Mari, l'accusant de risquer sa vie dans le noir. Ma vie.
* * *
Faon avançait d'un pas lourd.
Maintenant qu'elle quittait finalement les plaines pour déboucher dans les collines du sud-est, la route n'était plus aussi plate qu'elle l'avait été depuis Lumpton, ni aussi droite d'ailleurs. Ses pentes légères et ses courbes étaient entrecoupées de quelques montées dans des gorges étroites creusées entre des rochers, ou de ponts en bois remplaçant des travées de pierres effondrées, tendus comme de vieux os entre deux points ne pouvant être reliés directement d'un saut. Le chemin contournait grossièrement d'anciennes chutes de pierres et rejoignait parfois le gué du fleuve, obligeant par la même occasion Faon à se mouiller les pieds.
Elle se demanda si elle parviendrait un jour à Forgeverre. Ça ne pouvait pas être beaucoup plus loin, même si elle avait marché lentement depuis l'aube. Au moins, elle avait gardé un reste de bon pain. Le jour menaçait de devenir chaud et humide. Ici, la route était agréablement ombragée, les bois la longeaient des deux côtés.
Depuis le matin, elle avait croisé un chariot de ferme, une file de mules et un petit troupeau de moutons, tous allant dans la direction opposée. Cela faisait presque une heure qu'elle n'avait rencontré personne. Soudain, en relevant la tête, elle vit un cheval foncer dans sa direction. Lui aussi allait dans le mauvais sens, malheureusement. Comme il s'approchait, elle se mit sur le côté. Non seulement il se dirigeait vers le nord, mais il portait une double charge. A cru. Le cheval avançait presque aussi lourdement que Faon, sa robe brun foncé, non brossée, recouverte de croûtes salées de sueur séchée, des fleurs de charbon accrochées à sa crinière noire et à sa queue.
Les cavaliers semblaient aussi fatigués et mal en point que leur monture. Un gros type qui ne paraissait pas beaucoup plus âgé qu'elle montait devant, sa veste était froissée et son menton couvert d'une barbe de plusieurs jours. Derrière lui, son compagnon, plus gros encore, se cramponnait à lui. Il avait des traits inégaux et des ongles très longs si incrustés de crasse qu'ils en étaient noirs, et son visage était inexpressif. Il semblait avoir choisi de s'habiller avec des vêtements trop petits: il portait une chemise en lambeaux, ouverte, aux manches retroussées, et un pantalon qui n'atteignait pas le haut de ses bottes. Elle ne parvint pas à deviner son âge. Faon se demanda si c'était un simple d'esprit. Ils avaient l'air de rentrer chez eux après une nuit de beuverie, ou pis. Le jeune homme portait un grand couteau de chasse, mais l'autre ne semblait pas armé. Faon les dépassa avec un hochement de tête aussi bref que possible, sans leur adresser la parole, mais du coin de l'œil elle les vit tourner la tête. Elle continua d'avancer sans se retourner.
Le bruit des sabots qui s'éloignaient s'arrêta soudain. Elle jeta un regard par-dessus son épaule. Les deux hommes semblaient se disputer, d'une voix trop voilée et trop basse pour qu'elle puisse distinguer leurs paroles, à l'exception d'un «Maître veut» répété à plusieurs reprises d'un ton pressant et aigu par le simplet, et d'un « Pourquoi ? » dur et exaspéré de l'autre. Elle baissa la tête et se remit à marcher plus vite. Les bruits des sabots reprirent, mais au lieu de disparaître au loin, ils s'amplifièrent.
L'animal surgit à côté de Faon.
— Bonjour, cria le plus jeune d'un ton qui se voulait amical.
Faon releva les yeux. Il baissa ses cheveux blond sale vers elle en un signe de politesse et ébaucha un vague sourire. Le simplet se contentait de la regarder d'un air tendu.
Faon combina un hochement de tête poli avec un froncement de sourcil inamical, tout en pensant : S'il vous plaît, faites qu'un chariot arrive. Ou des vaches. Ou d'autres cavaliers, n'importe quoi. Peu m'importe dans quelle direction.
— Vous allez à Forgeverre? demanda-t-il.
— On m'attend, répondit-elle sèchement. Allez-vous-en. Faites demi-tour et partez.
— Vous avez de la famille là-bas ?
— Oui.
Elle envisagea de s'inventer tout un tas de frères et d'oncles à Forgeverre, ou simplement de mentionner sa vraie famille. Elle en était presque à souhaiter la présence de ceux qui lui avaient empoisonné la vie.
Le simplet frappa son ami sur l'épaule et lui dit d'un air mauvais :
— Pas de bavardages. Prends-la, c'est tout.
Sa voix était indistincte, comme si l'intérieur de sa bouche était mal formé.
Un chariot de lisier serait parfait. Avec beaucoup de monde à bord, de préférence.
— Vas-y, alors ! aboya le jeune homme.
Le simplet haussa les épaules, se frotta les mains et se laissa glisser de la croupe du cheval. Il atterrit plus facilement que Faon l'aurait imaginé. Elle allongea ses foulées, puis, alors qu'il contournait le cheval, elle se mit à courir désespérément en regardant tout autour d'elle.
Les arbres ne lui seraient d'aucune aide. Si elle pouvait en escalader un, il le pourrait aussi. Pour échapper à sa vue suffisamment longtemps afin de se cacher dans les bois, il lui fallait devancer son poursuivant d'une distance impossible. Pourrait-elle continuer de courir jusqu'à ce qu'un miracle se produise, par exemple l'apparition de quelqu'un dans ce long virage devant elle ?
Il se mouvait plus vite qu'elle l'aurait pensé pour quelqu'un de sa corpulence. Avant qu'elle ait eu le temps de respirer ou de faire trois pas, d'immenses mains se refermèrent sur ses bras et la soulevèrent de terre. A cette distance, elle voyait que ses ongles n'étaient pas sales mais complètement noirs, comme des griffes. Ils traversèrent sa veste alors qu'il la balançait dans les airs.
Elle hurla à pleins poumons :
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Puis elle se mit à pousser des cris perçants. Elle donnait des coups de pied et se débattait de toutes ses forces. C'était aussi inefficace que combattre un chêne, au vu des résultats qu'elle obtint.
— Regarde, tu l'as énervée! dit le jeune homme, l'air dégoûté.
Il descendit également de cheval, la regarda un instant, puis détacha la corde qui retenait son pantalon.
— Il va falloir lui attacher les mains. A moins que tu veuilles qu'elle t'arrache les yeux.
Bonne idée. Faon essaya. Inutile : les mains du simplet restaient soudées autour de ses poignets levés au-dessus de sa tête. Elle se tortilla et mordit son bras nu et poilu. La peau de l'homme avait une odeur et un goût très bizarres, comme des poils de chat, pas aussi dégoûtants qu'elle aurait pu l'imaginer. Sa satisfaction d'avoir réussi à le faire saigner fut de courte durée. Il la retourna et, sans émotion visible, la gifla, projetant sa tête en arrière et la laissant tomber par terre alors que des ombres noires et violettes envahissaient son champ de vision.
Ses oreilles bourdonnaient toujours lorsqu'on la releva, l'attacha puis la souleva. Le simplet la passa au jeune homme, remonté en selle. Il tira sur sa jupe et la plaça devant lui, ses deux mains serrées autour de sa taille. Le corps en sueur du cheval était chaud entre ses jambes. Le simplet prit les rênes pour les guider et se remit en marche, plus rapidement.
— Là, c'est mieux, dit l'homme qui la tenait, son haleine aigre se répandant autour de son visage. Navré qu'il t'ait frappée, mais tu n'aurais pas dû t'échapper. Allez, tu vas bien t'amuser avec moi. (Une main s'égara et lui pressa les seins.) Hum. Plus mûrs que je pensais.
Faon, haletante, toujours tremblante et sous le choc, lécha une goutte tombant de son nez. Etait-ce des larmes, ou du sang, ou les deux ? Elle tira subrepticement sur la corde autour de ses poignets qui lui liait douloureusement les mains. Les nœuds semblaient très serrés. Elle envisagea de se remettre à crier. Non, ils pourraient la frapper de nouveau, ou la bâillonner. Mieux valait feindre d'être étourdie, ainsi si quelqu'un passait dans les parages elle aurait toujours la maîtrise de ses jambes et de sa voix.
Ce plan plein d'espoir ne dura pas plus de dix minutes. Avant que quiconque puisse apparaître, ils tournèrent à droite et s'engagèrent dans un sentier caché. La prise du jeune homme s'était presque transformée en étreinte paresseuse, et ses mains vagabondaient sur sa poitrine. Comme ils gravissaient une pente, il s'avança alors qu'elle glissait en arrière, enleva le sac de couchage qui l'encombrait et lui tint le dos plus serré encore contre lui, laissant les mouvements du cheval les presser l'un contre l'autre.
Même si son intérêt flagrant la terrifiait, l'indifférence du simplet l'effrayait encore plus. Le jeune homme se comportait de façon prévisible. L'autre... elle n'avait aucune idée de ce qu'il pensait, à supposer qu'il pensât quelque chose.
Eh bien, si tout ça va là où je le suppose, au moins ils ne pourront pas me mettre enceinte. Merci, stupide Radieux Charpentier. Celui-ci sentait aussi bon qu'une fosse d'aisances, mais c'était déjà ça. Elle détestait que son corps tremble, dévoilant sa peur à son ravisseur, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Le simplet les mena plus profondément dans les bois.
* * *
Dag était dans ses étriers lorsqu'un cri lointain résonna entre les arbres depuis le large ravin, si aigu et féroce qu'il pouvait à peine en distinguer les mots : « Lâchez-moi ! »
Il mit son cheval au trot, ignorant les branches qui les fouettaient et les égratignaient. Les marques étranges qu'il avait repérées sur la route quelques kilomètres auparavant se firent bien plus inquiétantes. Il poursuivait sa proie à l'extrême limite de son InnéSens depuis des heures, et la fatigue de la nuit commençait à envahir son corps et son esprit. Il espérait qu'elle le mènerait au repaire de l'être malfaisant. Mais il soupçonnait qu'un autre problème se soit ajouté à ses soucis, ce qui lui glaça le sang alors que les cris de détresse continuaient.
Il atteignit le sommet d'une côte et prit un raccourci dans un chemin formé par l'érosion, son cheval manquant glisser sur son arrière-train. Ce qu'il poursuivait se révéla enfin à lui dans une petite clairière. Quoi... Il referma brusquement sa mâchoire et avança au petit galop, sans se soucier du bruit qu'il faisait. Il s'arrêta à dix pas, se jeta à terre, sa main assemblant et attachant inconsciemment son arc.
Il ne faisait pas de doute qu'il n'interrompait pas un rendez-vous galant. L'homme de vase, à genoux, le visage blanc, maintenait à terre les épaules d'une silhouette qui se débattait, cachée par son camarade. Celui-ci essayait simultanément de baisser son pantalon et d'écarter les jambes de la prisonnière, qui lui donnait de vaillants coups de pied. Il jura lorsqu'un petit pied atteignit sa cible.
— Tiens-la!
— On n'a pas le temps de s'arrêter, grommela l'homme de vase, on doit continuer. Pas le temps pour ça.
— Ça ne prendra pas longtemps si seulement tu... la tiens... bien!
Il réussit finalement à mettre ses hanches hors d'atteinte.
Dieux absents, était-ce une enfant qu'ils maintenaient au sol ? L'InnéSens de Dag menaçait de déborder. Distrait ou pas, l'homme de vase allait bientôt le remarquer même s'il lui tournait le dos. La silhouette lui apparut brièvement, le visage rouge et les boucles brunes virevoltant, son corsage descendu à moitié et sa jupe retroussée. Oh. Cette petite forme arrondie n'était pas une enfant, finalement. Mais elle se faisait écraser comme un enfant.
Dag réprima sa fureur et avança. Ces fesses couleur de lune qui montaient et descendaient étaient la cible la plus tentante qui se soit jamais présentée à lui. Et pour une fois dans sa maudite vie, il semblait qu'il ne soit pas trop tard. Il prit note de ce miracle le temps d'ajuster la tension de son arc pour s'assurer que la flèche ne le transpercerait pas et n'atteindrait pas la fille. La femme. Qui qu'elle soit.
Il la relâcha.
Il prit une autre flèche avant même que la première touche sa cible, en plein milieu de la fesse gauche. La perfection du bruit qui s'ensuivit fut encore plus satisfaisante que le cri surpris qui s'éleva ensuite. Le bandit fit une ruade et s'éloigna de la fille, hurlant et essayant de s'agripper à quelque chose, se balançant de droite à gauche.
Maintenant le danger était dédoublé. L'homme de vase se releva brusquement, voyant enfin Dag, et tira la fille devant son torse pour s'en faire un bouclier. Mais la petitesse de la fille contrariait ses projets. Dag envoya sa flèche dans le mollet de la créature. C'était un coup oblique, mais il fonctionna. L'homme de vase fit un bond.
Serait-il suffisamment intelligent pour menacer sa prisonnière afin d'arrêter Dag? Le patrouilleur n'attendit pas que l'idée lui en vienne. Les lèvres retroussées dans un rictus féroce, il sortit son couteau de guerre et s'avança. La mort était dans chacun de ses pas.
L'homme de vase le vit. La peur traversa son visage maussade et irrégulier. Avec un halètement paniqué, il jeta la fille qui hurlait vers Dag, fit demi-tour et s'enfuit.
L'arc encombrant toujours son bras gauche, le couteau dans la main droite, Dag n'avait aucun moyen d'attraper la fille. Il ne put qu'écarter grands les bras pour qu'elle ne soit ni poignardée ni blessée. Il perdit l'équilibre sous l'impact, et ils tombèrent tous les deux.
Pendant un moment, elle se retrouva sur lui, le souffle coupé, son corps moelleux écrasé contre le sien. Elle prit une inspiration, poussa un cri perçant, se releva et se mit à lui griffer le visage. Il essaya de lui parler pour l'apaiser, mais elle ne le laissa pas faire. Finalement, il dut laisser tomber son arme et la repousser. Avec deux ennemis vivants dans les parages, il devrait s'occuper d'elle plus tard. Il roula sur le côté, reprit son couteau et se releva.
L'homme de vase était remonté sur le cheval du bandit. Il tira d'un coup sec sur les rênes pour faire tourner l'animal et essaya de piétiner Dag. Celui-ci plongea sur le côté, fit tourner son couteau pour le lancer, changea d'avis, le lâcha à nouveau, reprit son carquois tordu et se saisit l'une de ses dernières flèches. La mit dans l'encoche, visa.
Non.
Laissons courir la créature jusqu'au repaire. Dag pourrait retrouver ses traces s'il le fallait. Un prisonnier blessé était le maximum de ce qu'il pouvait supporter à ce moment. Prisonnier qu'il allait devoir faire parler. Le cheval disparut dans le petit sentier qui sortait de la clairière, parallèle au cours d'un petit ruisseau. Dag baissa son arc et regarda autour de lui.
Le bandit humain avait également disparu, mais cette fois, le poursuivre n'allait pas être difficile. Dag fit un geste du doigt à la fille qui se relevait et s'efforçait de rajuster sa jupe bleue déchirée.
— Reste là.
Il suivit la piste du sang.
Derrière l'écran d'arbrisseaux et de broussailles qui encerclaient la clairière, les éclaboussures étaient plus grosses. Sur les galets du ruisseau, une silhouette était couchée sur le ventre, silencieuse, dans une flaque rouge, le pantalon sur les genoux. Dag serra la flèche dans sa main.
Trop tranquille. Dag serra les dents. L'homme avait de toute évidence essayé de retirer par la force la flèche qui le rendait fou, et avait dû se sectionner une artère. Ce n'était pas une blessure mortelle, bon Dieu ! Voilà qui n'était pas prévu. Bonnes intentions, pourquoi ne nous sommes-nous rencontrés auparavant? Dag reprit son équilibre et retourna le corps avec le pied. Le visage pâle et hirsute paraissait terriblement jeune dans la mort, malgré la crasse qui l'assombrissait. Il n'obtiendrait pas de réponses de celui-ci. Il avait déjà atteint la dernière de toutes les trahisons.
— Dieux absents. Encore des enfants. Ne s'arrêteront-ils jamais? marmonna Dag.
Il releva les yeux et vit la très jeune femme à quelques pas de lui, à côté de la traînée de sang, qui les regardait tour à tour. Elle avait des yeux bruns immenses, comme ceux d'un daim terrifié. Au moins, elle ne criait plus. Elle regarda son assaillant en fronçant les sourcils et un Oh silencieux sortit de ses lèvres tendres et enflées. Une ecchymose violette commençait à s'étendre sur un côté de son visage, ainsi que quatre points rouges parallèles.
— Il est mort?
— Malheureusement. Et inutilement. S'il était resté tranquille en attendant de l'aide, je l'aurais fait prisonnier.
Elle le regarda de bas en haut, l'air apeuré. Si elle se tenait plus près, le sommet de sa tête lui arriverait au milieu de la poitrine, estima Dag. Embarrassé, il mit son arc sur le côté, à demi dissimulé par sa cuisse, et rangea son couteau.
— Je sais qui vous êtes! s'écria-t-elle soudain. Vous êtes ce patrouilleur des Marcheurs du Lac que j'ai vu à la maison au puits !
Dag cligna des yeux encore une fois et laissa son InnéSens, qu'il avait clos pour se protéger du choc de cette mort, ressurgir à nouveau. Elle resplendissait dans sa perception.
— Petite Etincelle! Que fais-tu aussi loin de ta ferme?